Mardi 23 octobre 2007

 

Il n'y a qu'un seul chat qui soit philosophe

Eva est allongée sur le canapé du salon, devant la télévision, la tête ailleurs que véritablement concentrée sur l'écran. Le petit chaton Mina s'amuse à attraper les noix du plat qui est sur la table et à les envoyer une à une, d'un coup de patte, sous les meubles. Soudain, Eva sent une boule de poils sous ses doigts et un violent "Miaou !" vient lui percer les tympans. Pourtant, Mina est toujours en train de jouer, à quelques mètres devant elle, derrière le poste de télé. Eva se redresse, inquiète. D'où vient ce bruit ?

Le soir est déjà tombé et il fait sombre dans la pièce. Ce sont ses yeux qu'Eva distingue tout d'abord. Deux grands yeux verts fixés sur la jeune femme. Peu à peu, Eva, qui se s'est habituée à l'obscurité, parvient à voir où est fixé ce regard : les deux ronds lumineux partent d'une silhouette de chat couverte de longs poils noirs. Mina, qui vient de s'apercevoir qu'elle n'était plus le seul chat dans la maison, s'enfuit en courant et va trouver abri derrière le radiateur. Eva a peur, elle aussi. Pourtant, elle connaît cette silhouette. Elle la connaît très bien. Et elle sait que ce n'est pas possible...

EVA – Hannah ? C'est toi ? Non, mais je rêve ?

Le chat noir grimpe sur le montant du canapé. Il est au-dessus de la tête d'Eva et la regarde en penchant la tête. Ce chat noir est au bas mot trois fois plus gros que la petite Mina, les poils longs venant exagérer encore plus l'obésité du félin. Soudain, le chat s'étire en allongeant les pattes au niveau du nez de son interlocutrice.

LE CHAT – Ben oui, tu rêves ! Tu sais bien que je suis morte. Les morts ne peuvent revenir des songes. Je ne suis que le fantôme de ton ex-chat... Fantomannah, tu te souviens ?

Eva soupire, presque soulagée de comprendre que la mort n'est venue la voir que sous la forme d'un fantôme. C'est un peu comme si la mort n'était qu'un fantasme.

EVA – Ah, cela faisait longtemps !

Fantomannah a sauté sur son ex-maîtresse, visiblement en colère. Elle fait le gros dos, hérissant ses longs poils noirs.

FANTOMANNAH, furieuse – Oui, ça fait longtemps et je vois que tu m'as DÉ-FI-NI-TI-VE-MENT oubliée !

Eva a un mouvement de retrait face à la fureur du chat noir. Elle bredouille.

EVA – Mais... non... tu sais, je pense si souvent à toi qui...

Fantomannah ne laisse pas la jeune femme finir sa phrase.

FANTOMANNAH – Mon oeil ! Et ça c'est quoi ?

Fantomannah n'est plus sur le canapé, mais devant le radiateur. Elle miaule avec rage et indignation devant la minuscule boule de poils argentés qui s'y cache maladroitement. La petite Mina est terrorisée devant son ancêtre d'ébène qui, tout fantomatique qu'elle est, a une apparence effrayante.

FANTOMANNAH – Ça ne fait même pas un an que je suis partie et voilà que tu m'as trouvée une remplaçante ! Et quelle remplaçante, dis-moi ! C'est cette demi-portion, qui n'a pas deux neurones dans le cerveau, que tu couvres de mamours ! C'est indécent !

Eva, bien qu'un peu gênée, a repris confiance devant le fantôme. Elle se dit que Fantomannah ressemble à s'y méprendre à son ex-chatte : elle a reconnu son caractère indomptable, jaloux et affirmé. Eva ne prend pas de pincette pour répondre.

EVA – Que voulais-tu ? Que je reste ma vie entière sans animal, juste par respect pour ton souvenir ?

FANTOMANNAH – Non, mais avoue que cette gamine n'est pas à la hauteur pour être ma digne successeuse ! J'ai tout le loisir de l'observer, là où je suis. Et je la vois à longueur de journée courir après son ombre, mordre sa queue, rater des sauts mal calculés et s'aplatir dans les portes ou au pied des murs ! Non, mais elle ne me vaut pas, cette sale mioche qui, pourtant déjà, commence à se prendre pour la reine de la maison !

Fantomannah ponctue ses phrases exaspérées de coups de griffes. Heureusement les pattes du félin noir sont tout aussi imaginaires que lui-même et la petite Mina n'est pas touchée, bien à l'abri derrière les tuyaux du radiateur de fonte.

FANTOMANNAH – Qu'est-ce qu'elle a de plus que moi cette morveuse ?

EVA, amusée – Tu veux que je te dise vraiment ? Tu sais, la liste est longue ! Mina est plus câline que toi, elle sait ce que veut dire "ronronner" et ne cesse de se blottir dans mes bras, alors que toi tu détestais le contact physique ! Elle ne tape pas au placard de la salle de bain pour nous contraindre à nous lever le dimanche matin à l'aurore, comme toi tu faisais ! Et puis...

Pendant qu'Eva parlait, Fantomannah a quitté son poste de garde. Elle est venue se blottir contre sa maîtresse. A ses pieds. Comme autrefois. Eva se tait désormais. Elle ne dit plus rien. Elle regarde le gros chat noir qui s'est niché contre la couverture. Elle se souvient. Eva se souvient de celle qu'elle était autrefois : sa vie de célibataire à Evaville, entre l'ordinateur et le chat noir ; ses journées de solitude à attendre d'aimer et d'être aimée ; son existence de vieille fille noyée dans un immobilisme insupportable. Eva se souvient que lorsqu'elle avait adopté la petite Hannah, elle se sentait atrocement seule dans sa vie.

Ce qu'il y a de bien avec les fantômes, c'est qu'on n'a pas besoin de parler pour leur adresser la parole. Fantomannah a tout entendu des pensées d'Eva.

FANTOMANNAH – Et maintenant, aujourd'hui, tu n'es plus seule ?

Eva va nier, va dire que non bien sûr, va arguer qu'elle a son mari, son travail, tout ça quoi. Et puis, à peine a-t-elle ouvert la bouche qu'elle rabroue ses phrases. A quoi bon mentir à un fantôme qui sait lire dans vos pensées ?

Eva est un peu triste. Un petit peu.

EVA – Si, parfois, je me sens un peu seule. Je sais qu'un chat ne peut rien y changer. Mais j'ai besoin de vie autour de moi, besoin de jeu, besoin d'enfance. Regarder la vie qui s'éveille, à défaut de...

Eva ne termine pas sa phrase. Elle gratouille la tête de Fantomannah. La chatte noire ne dit rien. Mais d'un regard, elle l'invite à continuer : à défaut de quoi ?

EVA – A défaut peut-être de savoir si je suis capable de la donner, cette vie...

Une larme coule sur la joue d'Eva. Elle n'a pas vu que Fantomannah a disparu, partie aussi soudainement qu'elle était apparue. Un petit chat a pris la place du fantôme noir. Un minuscule chat en comparaison de l'énorme boule de poils. La petite chatte tigrée ronronne furieusement, comme si elle avait déjà oublié la frayeur que lui a donnée Fantomannah quelques minutes plus tôt. De longues minutes s'écoulent ainsi. La femme et son chat sont dans le canapé du salon. Et les pensées ailleurs. Avec les songes du passé, les incertitudes de l'avenir, et les peurs d'aujourd'hui.

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