Mardi 8 juillet 2008

 

Nuages de mots

Je lève les yeux vers la fenêtre de mon bureau. Il n'y a pas de nuage dans le ciel. Ou plutôt, il y en a tant qu'on ne les voit plus : le ciel forme une indistincte masse grise sur laquelle s'estompent quelques ombres noires. Les nuages ne sont pas dans le ciel, ils sont sur mon écran d'ordinateur. Je suis à mon travail, mais cet après-midi je n'ai pas envie de travailler. Je clique sur cette astucieuse application et je vois les mots sur l'écran venir en rythme valser et prendre place dans une jolie chorégraphie calligraphiée.

Avec une logique qui ne semble appartenir qu'à lui, l'ordinateur choisit les mots d'un texte et les dispose de façon aléatoire. Lorsque le mot revient souvent, il lui donne une forme plus grosse que celle des autres mots. Je suis fascinée. C'est magique. Les mots sont un nuage pictural. Soudain, le hasard devient une science et l'informatique une expression artistique. Soudain, mes mots se mettent à parler sans moi. Et pourtant, en même temps, à dire des choses sur moi.

Je prends les entrées mensuelles de mon journal et je les copies dans le programme. En moins d'une minute, l'ordinateur m'offre ce tableau du mois de juin que je viens de vivre :

Du premier mois de l'été, il y a cette expression verbale qui revient avec insolence : "j'ai". Passé composé et première personne du singulier : c'est le présent du passé immédiat, le "je" du journal faisant le récit du quotidien. De ce nuage aussi ressort le verbe central de la parole : le "dit" qui trahit cette force essentielle, et auquel vient faire écho le verbe "parler". Dire pour exister, dire pour survivre. Et puis encore, au milieu de cette nébuleuse, d'autres mots crient un peu plus fort que les autres : de jolis mots que j'aime tant lorsqu'ils m'accompagnent ("vie", "amie"), des mots de grandeur qui traduisent mes espoirs parfois vains ("plus", "bien"), et puis aussi des mots obsessionnels que je répète et annone presque malgré moi ("temps", "passé", "peut-être").

Je remonte le temps. Je clique et mes mots du mois de mai viennent pleuvoir sur l'écran en gris et en bordeaux.

C'est le printemps et je veux "plus", toujours "plus" et jamais "peu". "J'ai" encore dans mes mots le temps du passé immédiat. Mais, au centre de mes mots obsessionnels, les "lettres" ont remplacé le "dit" de la parole. Il s'agit des lettres envoyées aux amis, c'est vrai. Mais n'est-ce pas aussi ces lettres policées qui viennent former sur le papier ma vie ? Parce que le soleil est arrivé déjà, je pense aux vacances "campagne" et "valise" et Hélène, Noriko et Audrey m'accompagnent. Le nuage semble avoir effacé ma tristesse. Il faut un petit mot ("petite") pour me souvenir qu'en mai je me suis sentie faible et impuissante.

Le temps va à reculons. Mon nuage dessine maintenant le mois d'avril en jouant avec la palette du vert, comme s'il y avait eu de l'espoir ce mois-là, alors qu'en réalité il s'est terminé dans un effondrement.

Je sais lire entre mes lignes et je sais ce qui se cachent dans ces gros mots : "père", "yeux", "larmes", "jamais", "souffrance", "silence". Mon "voyage" est écrasé par tous ces mauvais mots qui sont venus recouvrir "tout" mon présent. Le mot "Japon" n'est pas même apparu dans la nuée du mois d'avril. Pourquoi ?

C'est le mois de mars. Je ne connais pas encore la mauvaise nouvelle des mois suivants. En noir, et en bleu, vert et rouge, mon quotidien vient s'écrire dans des mots.

Je suis obsédée narcissiquement par "moi-même". Et au milieu de ce désordre, le travail vient prendre toute la place ("BAT", "pages", "l'imprimeur", "d'épreuves"...). Pourtant, comme plus tard, ces deux mots reviennent : "bien" et "plus". Est-ce donc pour moi des maîtres mots ?

C'est l'hiver, février et des mots kakis.

Il y a encore ce "plus" au centre de mes mots. Plus de quoi ? C'est un mois relativement vide, qui tourne autour de mes "machins". Dans mon nuage de février, il y a beaucoup de mots de grammaire, sans référentiel : des adverbes et des pronoms. Des "quelques", des "comme", des "déjà", des "presque", des "ça" indéterminés. Et puis aussi mes obsessions toujours présentes : le "temps" et moi qui suis si "petite".

Il y a sept mois, c'est janvier. Mes mots sont des graffiti en nuée.

Encore et toujours, il y a "plus" et "tout". L'obsession de vouloir être toujours plus que ce que je suis et d'avoir tout ce que je ne peux pas. C'est l'hiver et je pense aux mots qui s'enroulent dans l'écriture : "journal", "mots", "pages", "écrire", "ligne", et, par vraie mégalomanie, cette grande "oeuvre" que je crois être ma vie. Je porte des "regards" sur le monde et j'y cherche un "sens". Je ne crois pas l'avoir trouvé en ce premier mois de l'année 2008.

Mais la machine à remonter le temps s'accélère. Voilà que je transforme en nuage de mots la façon dont j'ai écrit ma vie il y cinq ans. C'était en juillet 2003 et mes mots s'alignaient sur un fond noir.

Ce mois-là, je recommençais ma vie à zéro ou presque. Je m'inventais un nouveau "travail" et je découvrais un nouveau "milieu" : "stage", "métro", "heures". Je m'étonnais de voir que les "gens" ne vivaient pas "comme" moi. Je cherchais peut-être la "vérité". L'ai-je trouvée ? Ce qui me fascine aujourd'hui, c'est qu'il y avait déjà alors dans les mots quotidiens de ma vie cet adverbe de l'excès : "plus".

Il faut que j'arrête de jouer avec ce programme insensé qui m'envoie des mots en pleine figure. Mais je n'y arrive pas. Allez, encore une fois, un dernier nuage des mots de mon passé. C'est l'hiver 2002, le dernier mois de l'année. Je suis amoureuse pour la première fois certainement. Je viens de rencontrer O.

Mes mots sont en désordre moi aussi. Je ne sais plus où j'en suis. Je suis "bien", mais en même temps c'est "trop". Je pense "deux", je découvre mon "corps" et je construis une "histoire" dans laquelle j'apprends à "sentir". Les "mots", comme toujours, sont là et ils m'aident infiniment. Ce qui est central dans ma vie c'est la "peur" et le bonheur qui s'écrit dans "heureuse", mais ces mots sont tout petits, comme si je n'osais que les chuchoter à l'oreille de mon amoureux tout neuf. Je cherche dans ce nuage le mot "amour", mais il n'apparaît pas. Ce n'est pas que la chose n'est pas là, c'est que ma pudeur m'a toujours empêchée de prononcer le mot.

Je lève à nouveau les yeux vers la fenêtre de mon bureau. Le ciel est devenu bleu et des nuages blancs, aux formes rebondies, sont apparus. J'ai envie d'imaginer ma vie comme un nuage. Un nuage sur lequel rebondiraient les mots qui dansent dans leurs couleurs. Une toute dernière fois, j'ouvre Wordle et je copie-colle ce texte même que je suis en train d'écrire. Le nuage qui apparaît sur l'écran est celui-ci :

Le mot "mots" prend démesurément toute la place. Mon nuage s'envole en plein méta-langage.

 

Tous ces nuages de mots ont été créés grâce à Wordle.net web application
(Creative Commons Attribution 3.0 United States License).

 

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