Les heures douces
Ce matin, pour la première fois, je me suis levée avec la sensation que ça allait arriver peut-être bientôt. Que la Sardine, peut-être, ne voudrait pas attendre les trois semaines auxquelles elle a droit. Cela faisait des heures que je me tournais et me retournais dans le lit, attendant en vain le sommeil. Lorsque O. s'est levé, j'ai allumé la radio et j'ai écouté les infos sur France Inter. Écouter la vie extérieure pour moins penser à la vie intérieure. Mais le sommeil ne revenait pas. Alors je me suis levée. J'ai pris une douche, lancé une lessive avec des affaires de bébé, rangé des boites en haut de l'armoire de la Sardine. Lorsque j'ai pris mon petit déjeuner enfin, il n'était pas même 9 heures. Je me suis assise. Je me sentais soudain reposée d'avoir été si active de bon matin. Je me suis dit que finalement ce n'était peut-être pas encore le moment et que le Sardine voudrait bien attendre encore un petit moment bien au chaud.
Le beau temps revient, faisant croire que bientôt on en aura fini avec l'hiver. Comme chaque année, je suis surprise, comme si, chaque année, je découvrais combien le printemps est ma saison préférée. Le temps est doux, comme ma vie en ce moment. Je range des petits chaussons roses et je plie des minis pyjamas en velours. Puis je m'assois sur le canapé de la chambre du bébé, recouvert de doudous faits main, et je regarde autour de moi mon ancien bureau devenu la réplique d'un catalogue de chambres pour bébé. Je me dis que la Sardine sera gâtée. Peut-être trop ?
Les journées sont douces. Mes parents avaient dit qu'ils viendraient à 11 heures. À 11 heures pile, les voilà qui sonnent à la porte. Je dis en les embrassant, Quelle exactitude ! Je leur montre les derniers travaux de l'appartement et ils s'exclament, Ah, c'est vraiment bien ! On mange tous les trois dans la cuisine, même s'il n'y a pas la place pour trois sur la minuscule table pliante. J'ai fait une quiche et j'y ai ajouté un peu de sésame pour lui donner un petit goût japonais. Je leur prépare un café libanais avec la rakweh ramenée de notre dernier voyage. Ils disent, Hum, c'est bon !, mais ils oublient qu'il ne faut pas boire jusqu'à la dernière goutte et finissent la dernière gorgée avec le marc qui colle à la langue. Le temps continue de s'écouler doucement. Ma maman m'aide à coudre une serviette à capuche pour la Sardine et mon papa cire l'armoire de la chambre du bébé, chinée en salle des ventes. En partant, avant que le jour ne tombe, ils disent en m'embrassant, On pourra revenir la semaine prochaine, si tu veux.
Le temps continue de couler doucement. Si doucement. Chez mes beaux-parents, je m'allonge sur le canapé en cuir dès le repas terminé. J'ai un peu le ventre qui tire. La maman d'O. raconte la naissance de son deuxième fils. Elle dit, On était dans un restaurant sur les Champs Élysées et tout à coup, c'est arrivé, il a fallu héler un taxi, et voilà, quelques heures après O. était là, dans mes bras. Le samedi s'écoule doucement entre la télévision et le gâteau du goûter. O. va chercher le petit ordinateur et dit, On va faire un peu de Skype. Maladroitement, la maman d'O. clique ici, puis là, et soudain, sur le petit écran il y a le visage de son fils aîné. Il y a 5 000 kilomètres entre nous, et pourtant il est là, tout près. Il nous montre la neige de Montréal par la fenêtre. On voit sa fille sauter devant la caméra. Il lui dit, Regarde Tante Eva, il y a un bébé dans son ventre. Je m'approche de la caméra pour montrer mon gros bidon. Ma belle-mère s'exclame, Habibté, si Dieu veut, dans quelques jours j'aurai une autre petite fille !
Le temps n'en finit pas d'être doux. O. me regarde, ne comprend pas pourquoi je suis si longue désormais à me lever. Je lui réponds qu'aujourd'hui mon ventre pèse trois tonnes. Je regarde O. Avec délicatesse, il étend les petites brassières roses qui sortent de la machine à laver. Puis il vient s'allonger près de moi. Il pose les lèvres tout contre mon ventre et demande, Dis, comment tu t'appelles ?
La Sardine n'a pas encore donné son nom. Bientôt, bientôt... En attendant, il y a tant à profiter des heures si douces...
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. |