Vendredi 9 mars 2012

L'oubli

MC m’attend devant le portail de mon travail avec son sourire et son gros ventre. Je lui dis, C’est comme une boucle : l’année dernière, presque jour pour jour, c’était moi qui avais le gros ventre et qui venais te rejoindre sur ton lieu de travail pour déjeuner, les rôles sont inversés. Je l’amène dans une petite brasserie, deux rues plus loin, où les patrons ont l’accent du Sud-Ouest. La serveuse prend notre commande et se penche vers MC : et pour le troisième convive, ce sera quoi ? MC sourit, moi aussi. L’année dernière, MC m’avait parlé de son mariage, de son voyage en Syrie, de la mauvaise ambiance à son boulot. Et moi, de quoi lui avais-je parlé déjà ? Sans doute des heures douces des journées sans travail, de mon voyage au Liban, de la sensation étrange d’avoir une remplaçante qui a pris ma place au boulot. C’était un mercredi, je me souviens. Ensuite j’avais remonté le boulevard Saint-Michel, j’avais fait une petite halte chez Gibert et je m’étais arrêtée un peu le temps de souffler, avant de prendre le bus près du Luxembourg. Et deux jours après, j’avais accouché de la Sardine. Devant son poulet-frites, MC sourit et dit, Oui, oui, je me souviens, deux jours après je recevais ton SMS, ton bébé était né alors que deux jours avant on était là, tranquilles, dans ce restau italien à parler de tout et de rien.

Aujourd’hui, on est là face à face dans un coin isolé du restaurant et on parle de tout et de rien. MC me parle de la maternité où elle va accoucher, des petits habits qu’elle a achetés pour l’enfant à naître, des derniers jours de boulot avant son congé maternité. Je lui parle des premières semaines d’allaitement, des un an de la Sardine, de la reprise de mon travail en septembre dernier. J’ai envie de lui dire, Tu sais, tout change, rien ne sera plus comme avant. Et puis non, je ne dis rien, car ce n’est pas vrai. Rien ne change vraiment et on est toujours la même après. Enfin presque. Et tout est dans ce presque.

En début d’après-midi, MC me raccompagne à la porte de mon bureau. On s’embrasse et je lui dis, Bon courage. Je lui dis aussi, Tu sais, tu peux m’appeler si t’as besoin de parler. J’avais tellement besoin de parler moi, au début, et finalement si peu d’oreilles à disposition pour m’écouter. Je la regarde partir de son pas chaloupé et pourtant si léger. Dans l’après-midi, pas très concentrée devant mes épreuves à relire, je repense souvent à MC. A tout ce qu’elle ignore, à tout ce que je sais désormais, à tout ce qu’elle croit savoir alors qu’elle ne fait qu’imaginer, et à tout ce que je continue de ne pas savoir.

Un an a passé. Souvent, j’ai l’impression de n’avoir jamais été enceinte. Je ne sais plus du tout ce que cela fait d’avoir un gros ventre, de sentir le bébé bouger, d’avoir des contractions. Comme si je ne l’avais jamais vécu. Pourtant, j’ai vécu tout ça, c’est sûr. Il y a les photos, il y a les pages que j’ai écrites et surtout il y a la petite fille qui est devant moi et qui me ressemble tant, paraît-il. Elle n’est pas sortie de nulle part, elle était en moi, elle a grandi avec moi. Mais le souvenir de la sensation paraît si loin maintenant que je doute souvent de l’avoir vécu dans mon corps. Ce n’est plus qu’un souvenir intellectualisé, un souvenir abstrait, quasiment désincarné. Je pose les mains sur mon ventre et je ne sais plus ce que cela fait. Je ne sais plus ce que cela fait de ressentir à l’intérieur un petit bout de vie. Et d’espérer, et d’attendre, et de grandir. Ma mémoire me joue de curieux tours. Ce dont j’ai le plus de souvenirs, c’est ce que je ressentais avant. Avant, lorsque je n’attendais pas de bébé, lorsque j’étais seule dans mon propre corps et que je me demandais, intriguée et apeurée, ce que cela pouvait donc faire d’avoir un bébé derrière la peau de son ventre. Je ne savais pas. J’ai toujours l’impression aujourd’hui de ne toujours pas savoir. Comme si tout ça était arrivée à une autre.

La menace de l’oubli était-elle présente au moment même où je vivais ces neuf fois ? Je sais désormais pourquoi j’ai tant écrit durant ces mois. Parce que je savais indistinctement que j’allais oublier. Comme si, en accouchant, j’allais me vider de ces sensations si temporaires, si fragiles, si fugaces. Neuf mois aussi rapides qu’un battement de cils. Le corps n’a pas de mémoire.

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