La dernière
Longtemps après la naissance de la Sardine, j'ai eu la nostalgie des neuf mois où je l'avais sentie grandir au fond de mon ventre. Pendant plusieurs nuits de suite, j'ai revécu dans mes rêves mon accouchement. Je revoyais chaque scène avec une précision implacable et, lorsque le matin je me réveillais, j'étais surprise, l'espace d'un instant, de me rendre compte qu'il y avait là, dans la chambre d'à côté, un petit bébé qui devenait chaque jour un peu plus grand. Le premier mois après la naissance de ma fille, j'ai eu le sentiment d'un vide. Un vide qui creusait mon ventre. Il y avait le joli bébé là, dans mes bras, et pourtant je ressentais avec violence l'absence et le manque. J'avais tant aimé être enceinte que je n'arrivais pas à me faire à l'idée que je ne l'étais plus. Je voulais encore ressentir les petites vagues chatouiller mon ventre, caresser ma douce rondeur et vivre cette force que je portais toute entière en moi.
Après la naissance de la Crevette, je n'ai pas senti ce manque, je n'ai pas senti cette absence. J'ai vécu un merveilleux accouchement et, lorsque je le racontais, j'avais une grande fierté. Mais, très vite, j'ai oublié les sensations de la grossesse, à tel point que j'étais presque surprise à l'idée que la vie avait grandi dans mon ventre. J'avais vécu cette deuxième grossesse dans la discrétion. J'étais si prise par la vie extérieure que j'en avais oublié de penser à moi. Après mon deuxième accouchement, j'ai retrouvé très vite ma forme et me suis glissée facilement dans les habits que je portais avant la grossesse. Presque comme si je n'avais jamais été enceinte. Je n'étais pas nostalgique. Je serrais mon bébé dans mes bras, caressant sa petite tête ronde, me nourrissant de son odeur. Lovée contre mon ventre, mon enfant tétait. Plusieurs fois par jour, avec avidité, avec gourmandise, avec sérénité. Je lui donnais mon lait. Il y avait parfois des gouttes chaudes qui débordaient et je me retrouvais presque inondée. Mais il y avait ce lien entre nous. Elle et moi, et le lait entre nous. Nous étions proches comme jamais, presque plus proches encore que lorsqu'elle était dans mon ventre. En lui donnant mon lait, elle me donnait sa force – son appétit de vivre, sa soif de découvertes – et je me sentais parfaitement comblée.
Il y a quelques jours à peine, j'ai compris que ce serait bientôt la fin. La fin de mon allaitement, de notre allaitement. Je m'étais dit que je n'arrêterais pas pour de mauvaises raisons et, effectivement, j'ai réussi à passer un à un tous les caps difficiles : les doutes des premiers jours, la douleur des crevasses et les gouttes de sang dans les gouttes de lait, les critiques de l'entourage (les "ça va durer jusqu'à quand ?" et les "quand vas-tu passer au vrai lait ?"), les mauvais conseils des médecins, et puis même la reprise du travail et la nécessité de mener une vie où dégainer son sein en public ne se fait pas. Je m'étais dit que j'arrêterais pour ces deux seules raisons : soit parce que j'en aurais assez, soit parce que c'est ma Crevette qui en aurait assez. Qui de nous deux allait se lasser la première ?
Ces derniers temps, lors de la tétée du matin, ma Crevette rigolait au lieu de téter. Elle m'attrapait le nez, me tirait les cheveux, ou bien détournait la tête pour regarder les facéties de sa sœur. Pendant ce temps, le lait coulait. Je lui disais "ça coule, ça coule !", mais elle ne reprenait pas sa concentration pour de nouveau téter activement. Et c'était déjà l'heure de partir chez Nounou. J'avais encore les seins tendus et la vague inquiétude que j'allais laisser mon bébé avec le ventre pas tout à fait plein. Je savais que la nounou me dirait "elle a dévoré sa purée et son yaourt !" et qu'à 18 h je récupèrerai une petite fille sentant la compote. Mais vendredi dernier, lorsque je me suis enfermée dans mon bureau pour installer le tire-lait, comme je le fais chaque midi des jours où je travaille, depuis maintenant deux mois, j'ai peiné à tirer tout juste 60 ml de lait. Un peu penaude, j'ai tendu le soir le pot à moitié vide à la nounou qui m'a raconté que ma Crevette avait eu faim dès 10h30 et qu'elle s'était jetée affamée sur son biberon. Quelques minutes plus tard, les mains sur la poussette, j'ai retenu une larme. J'avais compris que voilà, le moment tant redouté allait arriver.
Pendant tout le week-end, mon cœur s'est rempli de larmes. Des larmes que je ne pouvais pas retenir. Une tristesse infinie. Pas la tristesse malheureuse des souffrances et des injustices, mais la tristesse presque douce des au-revoirs sur les quais de gare à la fin d'heureuses vacances d'été. Samedi, j'étais là, assise sur le canapé, au côté d'O., serrant mon bébé dans mes bras, et je pleurais, je pleurais, je ne pouvais pas m'arrêter. Et en même temps, je riais presque, contemplant mon petit bébé qui m'attrapait les cheveux en souriant. J'avais l'impression de vivre le baby-blues que je n'avais pas connu après mon accouchement. Cette nuit-là, je n'ai presque pas dormi, me retournant dans mon lit en me demandant si j'avais fait le choix et comment j'allais faire pour désormais faire face à ce manque. Je me répétais, C'est fini, c'est fini, et ça me faisait mal. Dans la journée, je riais avec la Sardine, chantais des chansons dans la voiture ou jouait à la petite bête qui monte qui monte avec la Crevette. Mais en même temps j'écrasais un sanglot, un peu comme on écrase une cigarette.
Dimanche après-midi, nous nous sommes promenés dans un joli parc. Ma Sardine roulait dans l'herbe avec son père. Ma Crevette gazouillait sur sa couverture rouge. Le soleil caressait mon visage. Ça sentait le printemps, ça sentait le début de quelque chose. J'ai pris mon bébé dans mes bras et j'ai fait ce geste si familier depuis maintenant sept mois et demi de caler son visage contre mon sein. Elle a tété sereinement. J'étais bien, si bien. J'ai pensé que ce serait une des dernières fois et je n'ai même pas pleuré. Je me disais que c'était un beau moment et que j'étais heureuse d'avoir vécu ces quelques mois en partageant ce lien si fort entre elle et moi. Heureuse et fière.
La dernière tétée n'est pas encore arrivée. Il reste encore la tétée du matin et celle du soir. Mais chaque jour je sens que le lait se tarit. J'ai encore le cœur qui se serre quand je pense que jamais plus je ne serai enceinte et que jamais plus j'aurai ce lien de lait si fort avec un tout petit. Mais chaque jour je me sens tout de même un peu plus légère. Bientôt, j'arriverai à penser que c'est désormais quelque chose de nouveau qui va naître dans ce qui se meurt. Un cap va être franchi. Pour elle, pour moi. Pour ce "nous deux" qui, je le sais, sera toujours, toujours aussi fort.
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