Sorti du tiroir
Voilà presque un an que je me suis (re)mise à écrire vraiment. Oh, pas grand chose. Des petites histoires, des petits contes. Je dis "petits" car j'ai l'impression de faire là ma petite cuisine, un peu expérimentale et pas trop sérieuse. Mais j'ose enfin sortir de cette écriture du nombril qui entasse le quotidien. J'ose enfin utiliser les mots pour inventer des mondes et dire ce qui n'existe pas. Et puis aussi j'ose enfin sortir mes textes des tiroirs, les envoyer à des éditeurs, et y croire suffisamment pour continuer malgré les refus. Il me semble qu'il a fallu des années pour franchir ce pas : oser écrire, oser me donner à lire, oser croire que je pouvais y arriver. Parfois j'ai l'impression d'avancer à la même vitesse que la dérive des continents : à peine quelques centimètres par an. Alors j'ai toujours cette angoisse sourde : aurai-je assez d'années pour faire suffisamment de chemin ou bien le temps finira-t-il par me rattraper avant d'avoir osé complètement ?
Il y a quatre ans, j'allais avoir 30 ans. Passage d'une dizaine, nombre symbolique. Avant 30 ans, je voulais avoir écrit un roman. Projet illusoire quand on y pense : "avoir écrit" signifierait donc ne pas avoir vécu pour rien ? "avoir écrit" serait une consolation contre le temps qui passe ? Un matin de juin, à 29 ans et 11 mois, j'ai commencé la première phrase de mon premier roman. J'avais un mois, très exactement, pour réussir à aller jusqu'au mot "Fin". Un mois de presque vacances entre deux CDD pour enfin me mettre à écrire vraiment. Je me suis enfermée dans la grande maison de vacances. Tous les matins, j'allumais le vieil ordinateur, aussi bruyant qu'un moteur à réaction, et je respectais scrupuleusement des horaires de bureau. A l'heure du goûter, O. m'envoyait un avion en papier par la fenêtre sur lequel il écrivait un message : "tu viens goûter avec moi ?" 20 minutes de pause et je m'y remettais. Le 13 juillet, le jour de mes 30 ans, je n'avais pas fini mon premier roman. Mais un mois plus tard, j'étais parvenue à rattraper mes délais. Voilà, quand même, pari réussi.
Après, il y a eu les relectures, les corrections. Puis l'impression en cachette sur l'imprimante du bureau, les enveloppes de papier kraft et les visites dans Paris pour déposer le gros paquet dans les boîtes aux lettres du quartier latin. Puis, encore après, les lettres. Les "non", les "désolés". Mais quand même aussi les encouragements : "c'est bien, mais bon, vous comprenez le thème, ça ne convient pas..." ou alors "vous savez, ce qui marche en ce moment chez les ados c'est du Harry Potter, vous n'êtes pas dans la ligne..." Alors, plusieurs mois plus tard, évidemment, j'ai fini par ranger le manuscrit dans un placard. A l'oublier. Enfin, presque.
Et puis, ces derniers mois, je m'y suis remise. Remise à écrire vraiment. A chercher des maisons d'édition pour mes petites histoires. Par hasard, j'ai découvert une petite maison associative publiant des livres sur un thème précis. Exactement le thème du roman de mes 30 ans. Alors, je me suis dit "et si ?" Et si ce manuscrit avait finalement un avenir au-delà de mon tiroir ? Et s'il pouvait plaire malgré tout, même si c'est à un public confidentiel ?
Alors voilà, j'ai envoyé le fichier Word et, plusieurs mois plus tard, j'ai reçu une réponse. Pour une fois, ce n'était pas "non". Pour une fois, ce n'était pas "j'ai le regret de..." Pour une fois, ce n'était pas "... n'entre pas dans notre ligne éditoriale". Des gens ont lu mon texte et veulent le publier. Il me faut relire le courrier pour arriver à y croire. Mais si, c'est vrai pourtant. O. est content. Il s'écrie "champagne !" Puis il me regarde : "tu n'es pas contente ? tu y es enfin arrivée !" Si, si, je suis contente. C'est juste que ça me fait bizarre.
Soudain, j'ai le vertige. Ce roman de mes 30 ans, je voulais qu'il ne soit surtout pas autobiographique. Oh non, surtout ne pas parler de moi. Quitter enfin cette sphère parfois étouffante du moi. Mais les volontés sont souvent des velléités. En réalité, ce roman est bien plus personnel que je ne le voulais. Son héroïne me ressemble et parle d'une expérience intime dont je ne parle jamais. Pas même ici, c'est dire. Alors soudain, j'ai un moment de recul devant mon audace. Je n'ose plus trop. Faire lire cette partie de moi à mes parents, à mes amis. Avoir leur regard, leurs mots. Lire mon nom sur une couverture. Soudain, cela me fait presque peur. C'est qu'il n'y a plus moyen maintenant de me cacher !
Le Petit Poucet, c'est moi. Je laisse derrière mon passage des petits bouts de moi : un bout ici, un bout là. Des petits morceaux de puzzle seulement pour ne jamais qu'on puisse me retrouver complètement. J'aime trop le secret et le silence. Est-il donc temps aujourd'hui d'accepter qu'on puisse recoller ensemble plusieurs morceaux de moi ?
Regards extérieurs, c'est ici !
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. |